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Protectrice des arts, elle encouragea naturellement le voluptueux pinceau de Boucher. Il y a loin de cette influence à celle de la duchesse d'Aiguillon protégeant le noble et religieux génie des Le Sueur et des Poussin. C'est toute la différence du XVIIe siècle au XVIIIe. Avec l'art, nous sommes entrée dans le XVIIIe siècle. C'est par les salons que se font désormais les renommées littéraires, et plusieurs des femmes qui président à ces cercles y brillent par leur mérite personnel. Toute déconsidérée qu'elle fût, Mme de Tencin réunissait autour d'elle des hommes d'esprit et de talent qu'elle appelait irrévérencieusement _ses bêtes_: c'était Montesquieu, Fontenelle. Chose étrange, Mme de Tencin, l'une des femmes qui concoururent le plus effrontément à la corruption de la Régence, a laissé des romans où ses moeurs sont bien loin de se refléter. Le libertinage de sa vie contraste avec les sentiments ingénus et délicats qui respirent dans son chef-d'oeuvre: _les Mémoires du comte de Comminges_, «le plus beau titre littéraire des femmes dans le XVIIIe siècle», a dit M. Villemain[364]. [Note 364: M. Villemain, _Tableau de la littérature au XVIIIe siècle. Onzième leçon.] Les assises du bel esprit se tenaient aussi à Sceaux, chez la duchesse du Maine. A sa cour apparaissaient Voltaire, Fontenelle, Chaulieu, La Motte, puis des femmes distinguées qui devaient avoir un nom ou une influence littéraire, Mlle de Launay et deux grandes dames qui tinrent des salons renommés: la marquise de Lambert, la marquise du Deffand. Les _Mémoires_ de Mlle de Launay, a dit M. Villemain, «sont curieux à plus d'un titre, et surtout parce qu'ils marquent une époque de la langue et du goût, un certain art de simplicité mêlée de finesse, d'élégance discrète et de bienséance ingénieuse. C'était le ton de la cour de Sceaux. C'était le style net et fin qui plaît dans La Motte, auquel Fontenelle ajouta de nouvelles grâces, que Mairan, Mme de Lambert, Maupertuis employèrent avec goût, que Montesquieu mêla parfois à son génie, et dont quelques nuances se retrouvent dans la concision piquante de Duclos et dans la subtilité prétentieuse de Marivaux. Sous la plume de Mlle de Launay, ce style est à son point de perfection, poli, enjoué, facile, et parfois, lorsque son cour est engagé dans ce qu'elle raconte, vif et coloré, en dépit de la modestie de l'expression[365].» [Note 365: Villemain, _l. c._] Malheureusement le souffle des plus amères déceptions avait desséché le cour de Mlle de Launay, sans que ce pauvre coeur pût se retremper à la source de ces consolations religieuses qu'elle était loin pourtant de méconnaître. Ses _Mémoires_ ne laissent dans l'âme du lecteur qu'une sensation de vide et de découragement. Bien différente est l'impression que produisent les écrits de la marquise de Lambert à qui M. Villemain reconnaît un style de même race que celui de Mlle de Launay. On sent que, disciple de Fénelon, elle a passé une partie de sa vie dans le XVIIe siècle, et la pensée chrétienne donne à ses écrits l'élévation morale et la douce chaleur du sentiment. Moraliste aimable, elle n'avait écrit que pour ses enfants, et ce fut malgré elle que ses oeuvres furent livrées à la publicité. Ne nous en plaignons pas, nous qui avons respiré dans ces pages exquises les plus généreux sentiments d'honneur chevaleresque, de pureté morale, de tendresse contenue. J'ai cité plus haut les _Avis_ que Mme de Lambert donna à son fils et à sa fille[366]. Comme Cicéron, elle écrivit un traité sur l'_Amitié_, un autre sur la _Vieillesse_[367]. Si les limites de mon ouvrage me le permettaient, je citerais plus d'une page du traité de l'_Amitié_. Peut-être même ces pages qui expriment sous une forme plus délicate et plus châtiée, des pensées analogues à celles que j'ai empruntées à Mme de Sablé, auraient-elles plus mérité que les maximes de cette dernière une citation spéciale dans mon étude. Mais en accordant cette place aux réflexions de Mme de Sablé, je ne pouvais oublier qu'elle a en quelque sorte créé la littérature des _Maximes_. [Note 366: Voir notre chapitre II.] [Note 367: On lui doit aussi des _Réflexions sur les femmes_ et d'autres opuscules.] Le marquis d'Argenson a rendu un digne hommage à Mme de Lambert, à son caractère, à l'influence qu'elle exerça et qui fit de son salon le seuil de l'Académie française[368]. [Note 368: Marquis d'Argenson, _Mémoires_.] Ce salon était encore un héritage du XVIIe siècle par les goûts littéraires de la marquise, par ses croyances religieuses, et même par le _précieux_ dont elle aurait gardé quelque reste s'il faut en croire, non ses écrits parfaitement naturels, mais le témoignage de son ami le marquis d'Argenson. Les salons qui devaient succéder à ce cercle ont un autre caractère et sont bien du XVIIIe siècle. Foncièrement ignorantes de tout, les femmes du XVIIIe siècle parlent de tout, raisonnent ou déraisonnent sur tout, mais toujours avec cette grâce piquante qui distingue la conversation du XVIIIe siècle. Ce qui domine alors, c'est le trait d'esprit, c'est le brillant, vrai ou faux, peu importe, pourvu que le stras miroite. Au milieu de tout ce clinquant et de tout ce cliquetis de paroles, le marquis d'Argenson regrettait la causerie grave et noble de l'hôtel de Rambouillet, cette causerie dont le salon de Mme de Lambert lui apportait sans doute un dernier écho. Cependant, quelle que soit sa nouvelle allure, rapide et brillante, la causerie a plus que jamais les caractères distinctifs de l'esprit français, la clarté, la précision. Et les salons qui seuls, comme je le rappelais plus haut, donnent la célébrité aux oeuvres de l'intelligence, les salons demandent au savant, comme au littérateur, que dans ses écrits même il parle leur langue. Dépouillant l'appareil doctrinal, la science se fait aimable pour se présenter aux belles dames. «Point de livre alors, dit M. Taine, qui ne soit écrit pour des gens du monde et même pour des femmes du monde. Dans les entretiens de Fontenelle sur _la Pluralité des mondes_, le personnage central est une marquise.» Voltaire, qui a dédié _Alzire_ à Mme du Chatelet, écrit pour elle _la Métaphysique_ et _l'Essai sur les moeurs_. C'est pour Mme d'Épinay que Rousseau compose _l'Émile_. «Condillac écrit _le Traité des sensations_, d'après les idées de Mlle Ferrand, et donne aux jeunes filles des conseils sur la manière de lire sa _Logique_. Baudeau adresse et explique à une dame son _Tableau économique_. Le plus profond des écrits de Diderot est une conversation de Mlle de l'Espinasse avec d'Alembert et Bordeu. Au milieu de son _Esprit des lois_, Montesquieu avait placé une invocation aux Muses. Presque tous les ouvrages sortent d'un salon, et c'est toujours un salon qui, avant le public, en a les prémices[369].» [Note 369: Taine, _les Origines de la France contemporaine. L'ancien régime_.] Les femmes trouveront-elles, dans le courant scientifique qui les enveloppe, l'instruction que ne leur a pas donnée leur première éducation? Non; les connaissances qu'elles acquièrent dans le commerce superficiel du monde, et qui manquent de base, ces connaissances faussent plus leur jugement qu'elles ne le fortifient. Les femmes n'auront guère ajouté que la pédanterie à l'ignorance. Nous trouverons cependant des exceptions. L'une nous sera donnée par le monde des salons, dans la personne de Mme du Chatelet, qui écrit _les Institutions de physique_, _l'Analyse de la philosophie de Leibnitz_, et qui traduit _les Principes de Newton_. Nous rencontrerons encore un autre exemple de vaillant labeur intellectuel, bien loin des salons parisiens, au fond d'une province, dans ce château vendéen où une jeune fille, Mlle de Lézardière, s'imposait une tâche écrasante: _la Théorie des lois politiques de la monarchie française_. M. Augustin Thierry lui a reproché d'avoir nié l'influence romaine dans la monarchie franke et d'avoir groupé d'après les besoins de sa thèse, les vieux monuments législatifs qu'elle cite; mais il ne peut s'empêcher d'admirer dans l'oeuvre de Mlle de Lézardière, l'enchaînement des idées, le soin avec lequel les documents les plus arides ont été compulsés, la sagacité que l'auteur apporte souvent pour traiter des questions ardues. M. Augustin Thierry avoue que si la Révolution n'avait pas entravé la publication de ce livre, il eût pu faire secte[370]. [Note 370: Augustin Thierry, _Considérations sur l'histoire de France_.] Les femmes du XVIIIe siècle embrassent avec ardeur les principes de la philosophie nouvelle, triste philosophie qui, en sapant toutes les croyances, allait amener l'effondrement social de notre pays. Les femmes rivalisent avec les hommes pour monter à l'assaut des vérités religieuses. Elles font gloire de leur athéisme. L'une traite Voltaire de bigot parce qu'il est déiste[371]. [Note 371: Caro, _la Fin du XVIIIe siècle_.] Mme Geoffrin, femme peu instruite, mais «riche vaniteuse[372],» donne de célèbres soupers philosophiques grâce auxquels elle devient pendant quarante ans «une manière de dictateur de l'esprit, des talents, du mérite et de la bonne compagnie[373].» Les encyclopédistes qui se réunissent chez elle, se retrouvent aussi chez Mlle de l'Espinasse, cette brillante transfuge du salon de Mme du Deffand. [Note 372: Cuvillier-Fleury, _Une reine de Saba de la rue Saint-Honoré_. (_Posthumes et revenants_.)] [Note 373: Témoignage d'un annotateur de Montesquieu, cité dans l'ouvrage ci-dessus.] En dépit de sa liaison avec Voltaire, la marquise du Deffand a de l'antipathie pour les philosophes; mais elle n'a pas respiré en vain le souffle d'incrédulité qui émane de leurs doctrines. Elle voudrait croire, elle ne le peut. Aussi, bien que son salon du couvent de Saint-Joseph[374] fût l'un des plus aristocratiques et des plus spirituels de Paris, bien que, vieille et aveugle, elle fit de sa vie une fête perpétuelle, l'ennui est au fond de son âme, ennui mortel, incurable, que laissent à leur place les croyances disparues. Elle le caractérisait, cet ennui, par l'un de ces traits profonds qui distinguent sa correspondance: «La société présente est un commerce d'ennui; on le donne, on le reçoit, ainsi se passe la vie[375].» Elle écrivait cela à la duchesse de Choiseul, l'amie et la protectrice de l'abbé Barthélemy, la femme ravissante que nous avaient fait connaître les témoignages enthousiastes de ses contemporains, et que nous révèlent mieux encore ses lettres remplies de vivacité et de charme sympathique. Elle aussi, cependant, la noble et généreuse femme, elle cherchait ailleurs que dans le christianisme le principe de sa tendre charité. Tout en détestant Rousseau, elle n'avait d'autre religion que la profession de foi du vicaire savoyard[376]. [Note 374: Actuellement le ministère de la guerre. Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | 71 | | 72 | | 73 | | 74 | | 75 | | 76 | | 77 | | Next | |
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