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Text on one page: Few Medium Many
Je m'étonne que l'on n'ait point préféré _Polyeucte à Cinna_.
Ne semble-t-il pas que le choix de cette dernière pièce ait été une
flatterie ingénieuse à l'endroit du nouvel Auguste?

_Andromaque_ suivit _Cinna_ sur le théâtre de Saint-Cyr. Après la
représentation, Mme de Maintenon écrivit à Racine: «Nos petites filles
viennent de jouer votre _Andromaque_, et l'ont si bien jouée qu'elles
ne la joueront de leur vie, ni aucune autre de vos pièces.» Elle lui
demanda alors de composer «quelque espèce de poème moral ou historique
dont l'amour fût entièrement banni, et dans lequel il ne crût pas que
sa réputation fût intéressée, parce que la pièce resterait ensevelie à
Saint-Cyr, ajoutant qu'il lui importait peu que cet ouvrage fût contre
les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues qu'elle avait de divertir
les demoiselles de Saint-Cyr en les instruisant[54].»

[Note 54: Mme de Caylus, citée par L. Racine, _Mémoires_.]

De ce désir de Mme de Maintenon naquirent successivement _Esther_,
_Athalie_, ces oeuvres dans lesquelles on ne saurait dire que la
réputation de Racine ne fût pas «intéressée», et qui, certes, ne
devaient pas demeurer «ensevelies à Saint-Cyr.» Ainsi, c'est pour
l'éducation des femmes qu'ont été écrites ces pages où l'harmonieux
génie de Racine s'élève à une incomparable grandeur en traduisant la
pensée biblique; ces pages immortelles qui comptent parmi les gloires
les plus pures de la France et qui témoigneraient au besoin que la foi a
toujours été la meilleure inspiration de la poésie.

Les tragédies jouées à Saint-Cyr durent charmer Fénelon qui avait désiré
que l'on exerçât les enfants à représenter, entre eux les scènes les
plus touchantes de la Bible. Et la musique se joignant à la poésie dans
les choeurs d'_Esther_ et d'_Athalie_, c'était là encore répondre au
voeu du maître qui avait si vivement souhaité que la musique et la
poésie, ces arts «que l'Esprit de Dieu même a consacrés», fussent
rappelées à une mission éducatrice qui était leur mission primitive:
«exciter dans l'âme des sentiments vifs et sublimes pour la vertu[55].»

[Note 55: Fénelon, _Éducation des filles_, ch. XII.]

On sait quel éclat eurent les représentations d'_Esther_: Louis XIV
présidant à l'admission des invités, en dressant lui-même la liste; et
le jour des représentations, le grand souverain se tenant près de la
porte, levant sa canne pour former une barrière et ne laissant entrer
que les personnes dont les noms figuraient sur la liste qu'il tenait
dans sa main royale. On sait aussi l'enthousiasme avec lequel _Esther_
fut accueillie et le charme touchant qu'ajoutaient à cette oeuvre déjà
si émouvante, les jeunes filles qui l'interprétaient, ces enfants de la
noblesse pauvre, qui vivaient loin de leurs familles, ces _jeunes et
tendres fleurs transplantées_ comme les compagnes d'Esther[56]. Le grand
Condé pleura à ce spectacle comme il avait pleuré dans son héroïque
jeunesse en entendant Auguste pardonner à Cinna.

[Note 56: Louis Racine, _Mémoires_. Les représentations d'_Esther_
eurent lieu en 1689. La même année, Racine composa pour les demoiselles
de Saint-Cyr quatre cantiques inspirés de l'Écriture sainte. Plusieurs
fois le roi se les fit chanter par ces jeunes personnes.--Racine et
Boileau avaient revu, au point de vue du style, les constitutions de
Saint-Cyr. (Note de M. Lavallée dans son édition des _Oeuvres de Mme de
Maintenon_.)]

Racine avait dirigé lui-même les répétitions de sa pièce. Quel maître
que celui-là! Combien ce grand chrétien devait faire pénétrer dans
les jeunes âmes les sublimes enseignements de son oeuvre: le courage
religieux qui fait braver la mort à une femme jeune et timide, la
confiance dans cette justice souveraine qui, à son heure, abaisse
l'orgueilleux et fait triompher l'innocent persécuté! Quel maître aussi
dans l'art de bien dire que le merveilleux poète qui initiait ses
élèves aux délicatesses de son style enchanteur! Mme de Maintenon avait
réellement atteint le but qu'elle poursuivait par ces représentations:
remplir de belles pensées l'esprit des jeunes filles, les habituer à un
pur langage et aussi à ce maintien noble et gracieux qui est essentiel
à la dignité de la femme, et que Mme de Maintenon enseignait aux
demoiselles de Saint-Cyr avec toutes les bienséances du monde.

Mais l'éclat de ces représentations eut des suites fâcheuses qui
compromirent jusqu'à la cause de l'instruction des femmes. Lorsque,
l'hiver suivant, Racine présenta _Athalie_ à Mme de Maintenon, des avis
donnés tantôt par des personnes bien intentionnées, tantôt par des
rivaux du poète, firent comprendre à la fondatrice de Saint-Cyr le
danger qu'il y avait à produire de jeunes filles sur un théâtre et
devant la cour. _Athalie_ ne fut donc représentée que devant le roi
et Mme de Maintenon, dans une chambre sans décors et par les jeunes
personnes revêtues de leurs uniformes de pension.

Si la réforme s'était arrêtée là, nous n'y aurions vu aucun
inconvénient. Mais Mme de Maintenon crut s'apercevoir que depuis les
représentations d'_Esther_ les demoiselles de Saint-Cyr n'étaient plus
les mêmes. L'orgueil et les folles vanités du monde avaient pénétré avec
les applaudissements de la cour dans ce pieux asile. Il n'était pas
jusqu'à cette faculté de raisonner que Mme de Maintenon avait développée
dans ses élèves, qui ne contribuât à en faire des pédantes. Elles
n'avaient aussi que trop imité ce ton de raillerie qui, chez Mme de
Maintenon, demeurait dans les limites d'un aimable enjouement, mais qui,
chez ces jeunes filles hautaines, devenait aisément de l'impertinence.

Mme de Maintenon écrit à Mme de Fontaines, maîtresse générale des
classes: «La peine que j'ai sur les filles de Saint-Cyr ne se peut
réparer que par le temps et par un changement entier de l'éducation que
nous leur avons donnée jusqu'à cette heure; il est bien juste que j'en
souffre, puisque j'y ai contribué plus que personne, et je serai bien
heureuse si Dieu ne m'en punit pas plus sévèrement. Mon orgueil s'est
répandu par toute la maison, et le fond en est si grand qu'il l'emporte
même par-dessus mes bonnes intentions. Dieu sait que j'ai voulu établir
la vertu à Saint-Cyr, mais j'ai bâti sur le sable. N'ayant point ce qui
seul peut faire un fondement solide, j'ai voulu que les filles eussent
de l'esprit, qu'on élevât leur coeur, qu'on formât leur raison; j'ai
réussi à ce dessein: elles ont de l'esprit et s'en servent contre nous;
elles ont le coeur élevé, et sont plus fières et plus hautaines qu'il ne
conviendrait de l'être aux plus grandes princesses; à parler même selon
le monde, nous avons formé leur raison, et fait des discoureuses,
présomptueuses, curieuses, hardies. C'est ainsi que l'on réussit quand
le désir d'exceller nous fait agir. Une éducation simple et chrétienne
aurait fait de bonnes filles dont nous aurions fait de bonnes femmes
et de bonnes religieuses, et nous avons fait de beaux esprits que
nous-mêmes, qui les avons formés, ne pouvons souffrir; voilà notre mal,
et auquel j'ai plus de part que personne[57].»

[Note 57: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 26. 20 septembre
1691.]

Mais pour remédier au mal, Mme de Maintenon perd cette mesure qui est le
trait distinctif de son caractère. S'imaginant que c'est l'instruction
qui enfle le coeur de ses élèves, elle supprime, dans le programme
d'études l'histoire romaine, l'histoire universelle. L'histoire de
France même trouve à peine grâce à ses yeux, et encore à la condition
de n'être qu'une suite chronologique des souverains. Les demoiselles de
Saint-Cyr ne seront plus guère occupées que par les travaux à l'aiguille
et par des instructions sur les devoirs de l'état auquel leur condition
les destine. Peu de lectures, si ce n'est dans quelques ouvrages de
piété; mais ici encore Mme de Maintenon veille à ce que ces lectures
puissent former le jugement et régler les moeurs, en même temps qu'elles
donneront à la piété un solide aliment.

Enfin Mme de Maintenon laisse échapper cette parole que rediront si
souvent les adversaires de l'instruction des filles: «Les femmes ne
savent jamais rien qu'à demi, et le peu qu'elles savent les rend
communément fières, dédaigneuses, causeuses, et dégoûtées des choses
solides[58].»

[Note 58: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_, 84. Instruction
aux religieuses de Saint-Louis. Juin 1696.]

Mme de Maintenon aurait pu se dire que, dans un certain ordre
de connaissances, les femmes peuvent acquérir plus que cette
demi-instruction qui en fait des pédantes. Elle aurait pu se dire aussi
que ce qui avait enorgueilli les demoiselles de Saint-Cyr, ce n'était
pas leur instruction, c'était la parade qu'on leur avait fait faire de
leurs talents.

Du reste cette réforme était trop exagérée pour qu'elle fût longtemps
appliquée. Selon Mme du Pérou, dame de Saint-Louis, Mme de Maintenon
n'avait voulu que déraciner le «fond d'orgueil» de Saint-Cyr, pour
établir ensuite un juste milieu dans les études. La correspondance et
les instructions de la fondatrice semblent prouver qu'il en fut ainsi.
Les tragédies, les _Proverbes_, les _Conversations_, ne figurent plus au
premier rang, mais sont réservés comme récompense du travail après les
devoirs de lecture et d'écriture. L'histoire n'est plus négligée, à
en juger par une leçon d'histoire contemporaine que Mme de Maintenon
octogénaire envoie à la classe bleue.

A Paris, dans la maison de l'Enfant-Jésus, trente jeunes filles nobles
étaient élevées d'après le modèle de l'Institut de Saint-Louis[59]. Mme
de la Viefville, abbesse de Gomerfontaine, et Mme de la Mairie, prieure
de Bisy, voulurent aussi employer cette méthode dans leurs couvents.
Mais ceux-ci admettant des filles de bourgeois et de vignerons, la
fondatrice de Saint-Cyr rappela à Mme de la Viefville et à Mme de la
Mairie, que si les mêmes principes moraux et religieux doivent être
donnés aux jeunes filles de condition inférieure, il n'en est pas
ainsi de l'éducation sociale et intellectuelle. Elle les engage donc
à proscrire de l'éducation donnée à ces enfants, tout ce qui pourrait
exalter leur imagination et leur faire rêver une autre vie que la
modeste existence à laquelle elles sont appelées.



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